Dans le département d’Oussouye, plus précisément dans la zone de Boubadioumai, il est formellement interdit d’ôter la vie de quelqu’un. Du fait du caractère très contraignant et complexe du fétiche appelé « Éloung », synonyme de la justice traditionnelle, tout le monde fait très attention à ne pas tomber dans ce piège. Quiconque commet un crime dans ce périmètre sera convoqué devant la barre pour avouer et dire la vérité à la cour installée au village de Djivente au risque de compromettre son existence ou celle de toute sa famille. Ici, un crime inavoué devant qui de droit peut être fatal à des générations.
Derrière les géants fromagers du village d’Edioungou se trouve Djivente, si paisible carré de terre situé dans la commune d’Oukout dirigée par Insa Himbane. Un village ancestral qui compte trois quartiers (Kaback, Bougotame et Bougandoul) et douze concessions. Ce patelin limité à l’ouest par Kahinda est ancré dans la tradition profonde. Nous y sommes rendus dans l’après-midi du 13 août dernier. C’est ici que réside le « procureur près le tribunal traditionnel de grande instance » de toute la zone de Boubadioumai allant de Nianbalang à Essaout, l’autre royaume du département d’Oussouye.
Djivente est le seul village du périmètre départemental qui abrite le « palais de justice ». Un tribunal traditionnel correctionnel qui existe depuis plusieurs siècles. Ce fétiche connu de tous sous le nom d’« Éloung » est détenu par une seule concession : Bougham. Ceux-là qui portent le nom de famille Manga. Complexe et dangereux à la fois, ce fétiche avait été créé pour rendre une justice équitable aux populations de Boubadioumai sous la tutelle du roi d’Oussouye, Sibilumbaye Diédhiou.
Lorsqu’un habitant de la zone commet un crime en tuant, par exemple, une personne, il peut être condamné par le juge Issa Ndiaye du tribunal d’instance d’Oussouye. Sa peine, il va la purger à la maison d’arrêt et de correction. Cependant, ce dernier, à la fin de sa condamnation, doit obligatoirement se rendre à Djivente, dans l’autre chambre criminelle traditionnelle pour répondre de ses actes. Ici, un crime ne reste jamais impuni. Quand quelqu’un a des bisbilles avec ce fétiche, ça peut se manifester de plusieurs manières. Pendant le sommeil, il peut tout le temps voir du feu ou son corps gonfler, etc. En venant à Djivente pour le jugement, il est demandé à l’accusé d’apporter du vin de palme, un bœuf ou un porc en guise d’offrande. Le jour du jugement, les plaidoiries se font sous forme de confessions. Appelé à la barre devant ses parents, le « procureur » et ses suppléants (les membres de la famille Manga), le mis en cause est tenu d’expliquer et d’avouer à la cour le crime qu’il a commis. Seulement, il faut dire la vérité et rien que la vérité. Dans cette juridiction, même l’accident est considéré comme un crime.
Au terme des prises de parole, un seul homme est habilité à prononcer la sentence. Il s’agit de Kouyanoyo Manga, un prénom qu’il porte affectueusement après avoir été installé comme « procureur » de Boubadioumai. Avant de relaxer celui qui est considéré par la cour comme le principal accusé, le procureurmet le vin de palme dans un petit récipient (Édiounde en diola) et le verse dans son fétiche en prononçant des paroles que lui seul maîtrise. Une fois que le vin est versé sur la terre et l’animal immolé, les charges sont abandonnées. La relaxe ou la guérison de l’accusé repose essentiellement sur les épaules du « parquetier » Kouyanoyo Manga. « Je suis le procureur de la zone Boubadioumai et j’en suis fier. Avant de prendre fonction, je connaissais pratiquement tout de ce fétiche. Je suis là et joue un rôle de régulateur dans la société diola. En milieu diola, tout le monde a peur de mon fétiche. Parce que chacun sait qu’il est formellement interdit de tuer son prochain, au risque de mettre sa propre vie en danger et même celle de toute une famille », précise le juge traditionnel, rappelant que tout diola né dans le Boubadioumai est au courant de l’existence de son fétiche.
Un fétiche contraignant
Le « Éloung » a un caractère général et impersonnel et agit sous plusieurs formes. Outre les crimes commis sur une personne, nul n’a le droit, dans le Boubadioumai, de tuer une vache, une chèvre, un porc, etc., et de les enterrer sans l’aval du procureur traditionnel. Celui qui s’y adonne a l’obligation de se rendre à Djivente pour confesser au risque de mourir dans les années qui suivent ou plonger ses enfants dans une phase délicate. Car, le « Éloung » peut attaquer les fils et les arrières-enfants de celui qui a commis ce crime sans passer aux aveux. Ce n’est pas tout. De plus, il est formellement interdit à un garçon de mettre en état de grossesse une fille et de refuser la paternité ou encore d’accepter une grossesse dont on n’est pas l’auteur. « Il s’agit du sang. Et tout ça, c’est sacré chez le diola. Personne n’a le droit de faire entorse à ces règlements et lois connus de tous », explique-t-il.
Le procureur traditionnel de Boubadioumai soutient également qu’il est interdit d’inhumer une personne issue de cette zone dans un territoire autre que le département d’Oussouye. Aussi, rappelle-t-il, tous les ressortissants de la zone qui ont eu à inhumer leurs morts à Dakar, par exemple, sont tenus de passer devant la cour pour confesser leurs actes s’ils ne veulent pasavoir à affaire avec le « Éloung ». Et encore qu’un diola qui fait partie de la zone Boubadioumai n’a pas le droit de voir le sang d’un être humain versé pendant un accident. « Celui qui s’entête verra du feu et tôt au tard, il viendra vers nous pour avouer ce qu’il a fait. Il y en a qui font semblant de ne rien comprendre. Mais, ils s’empressent de venir ici lorsqu’ils ont mal. Mon fétiche est connu de tous et joue un rôle prépondérant dans la société diola dans la mesure où il permet à la zone de ne pas connaître des crimes odieux. Des gens ont tué des êtres humains par accident, loin d’Oussouye en conduisant leurs véhicules, mais ils sont venus jusqu’ici pour se confesser », confie le procureur Kouyanoyo Manga, soutenant que le « Eloung » ne tolère pas une personne qui commet un crime.
Au nom du père et du fils
À Djivente, un des villages les plus ancrés dans la tradition diola, se trouve le « Éloung ». Il n’est pas donné à n’importe qui de prendre ce fétiche et les rênes de la cour de justice traditionnelle. Le « Éloung » se transmet de père en fils et la désignation se fait dans la même famille. Le premier à l’avoir occupé, confie Kouyanoyo Manga, s’appelait Oudiéni Manga. Il avait, dit-on, importé ce fétiche au caractère intolérant de la République de Guinée-Bissau afin d’instaurer une justice dans cette partie du département d’Oussouye. Après lui, plusieurs procureurs se sont succédé sur ce fauteuil. Le plus récent et à qui Kouyanoyo a succédé s’appelait Koudiolibo Manga ou encore Mathias à l’état civil. C’est le frère aîné de l’actuel patron de la justice traditionnelle. Il a été rappelé à Dieu le 02 septembre 2008 à Djivente. Avant lui, son père avait été le locataire du palais de justice entre 1958 et 1986, année de sa disparition. Autrefois appelé Léopold Manga, l’actuel procureur préside aux destinées du tribunal traditionnel depuis le 11 mai 2014 après une vacance de près de 10 ans. Il se dit fier d’être à la disposition de son peuple. Kouyanoyo Manga est né en 1959 à Djivente et a grandi à Bignona avant de migrer vers la Mauritanie où il a passé huit longues années, loin de son village natal. Quand il a su que son peuple avait besoin de lui, il est rentré au bercail. Aussitôt après, il a décidé de prendre une épouse et d’attendre qu’il soit installé comme « procureur » le moment venu. Libre, autonome et indépendant, il prononce les verdicts sans contestation aucune dans toute la zone de Boubadioumai. À 62 ans, Kouyanoyo Manga est toujours confortablement assis dans son fauteuil. Une chaise intouchable par une femme ou encore un non initié. Le « Éloung » et Kouyanoyo, c’est toute histoire et un sacerdoce. Un sacerdoce qu’il entend diriger avec honneur, justice et équité, couplés aux valeurs ancestrales.
Gaustin DIATTA | lesoleil.sn